jeudi 5 août 2010

Ken le survivant : histoire d’un doublage français


C’est l’été et c’est mon blog, deux bonnes raisons pour que je m’autorise à parler de (presque) n’importe quoi.
Par exemple de l’écriture d’une série animée japonaise des années 80 et de son doublage français adulé autant que controversé. Il s’agit, vous l’avez deviné (n’est-ce pas ?), de Ken le survivant (Hokuto No Ken), diffusé au Club Dorothée de 1988 à 1990, puis sur la chaîne Mangas dans les années 2000.

Rappel du contexte : dans les années 80 le Club Dorothée fonctionne à plein, pour l’alimenter AB Productions achète du dessin animé japonais au kilomètre, sans être trop regardant sur le contenu. Jusqu’à ce que le CSA et une équipe de 6/7 doubleurs considérant leur éthique chahutée s’en mêlent, à propos d’un des derniers japanim’ en date : Ken.
Ken est une synthèse du Bruce Lee de La fureur de vaincre et du héros de Mad Max, évoluant dans un univers apocalyptique post-destruction nucléaire, théâtre d’affrontements entre seigneurs de guerre à tendance punk au détriment d’une population misérable et famélique. Au fil des épisodes, il se profile comme Le Sauveur qui, par sa superbe maîtrise de l’art martial Hokuto, pourra remettre de l’ordre dans ce chaos.
Se singularisant par des scènes de violence abondantes, explicites et d’une esthétique inédite autant que percutante (corps se disloquant en jets de lumière), Hokuto No Ken fut réservé au Japon à un public de plus de 16 ans. Mais se retrouva en France, par la légèreté des décideurs d’AB Productions, diffusé aux enfants regardant Dorothée.
Les doubleurs français, Philippe Ogouz (comédien doublant Ken) en tête, n’acceptèrent de s’associer à cette série qu’ils jugeaient ultra-violente et même nazie (ils reconnaissent qu’à cette époque, dans le métier, un certain mépris à l’égard des dessins animés japonais était de mise) qu’à la condition d’avoir carte blanche pour s’éloigner des dialogues d’origine. Le directeur de leur société de doublage (la SOFI) accepta, l’accueil des enfants parut favorable, personne ne broncha chez AB ou chez Dorothée, et les improvisations de doublage délirantes s’enchaînèrent pendant plus de 90 épisodes avant que le CSA ou des associations familiales ou on ne sait qui au juste obtienne l’interruption de la diffusion de Ken, au beau milieu d’une saison.
Mais le mythe était créé, l’extravagance du doublage ayant contribué à faire de ce manga un ovni culte du PAF, les fans français restant divisés entre les réjouis de l’humour né du décalage entre situations visuellement saisissantes et dialogues ostensiblement second degré, et les puristes pourfendeurs de sorties irrespectueuses de la série.

Car dénaturation de l’œuvre originale il y eut.
Le générique, braillant : « Ken, survivant de l’enfer | Ken, souvent croise le fer (…) | Héros du futur il fait respecter la loi | Il est l’héritier des plus grands maîtres chinois », ne nous incitait déjà pas à une lecture premier degré - cela dit, un seul anime japonais de l’époque bénéficia-t-il d’un générique décent ?... Reste que pour Ken c’est surtout le doublage qui estomaquait, mêlant voix de méchants surjouées à l’extrême et dérapages verbaux généreusement prodigués, comme dans cette scène dramatique où l’on entend Ken commenter : « Les temps comme les œufs sont durs, et la bêtise n’a pas de limite ».
Ce qui n’avait pas de limite, c’était bien entendu le contrepied avec lequel ces doubleurs avaient choisi d’aborder la série. Dans une interview accordée à l’équipe du site Mangas 2000, Philippe Ogouz explique qu’ils faisaient des sortes de concours, lançant au hasard un mot que chacun tentait d’être le premier à placer : « on disait par exemple "tasse à café". (...) Alors c’était dément parce que d’un seul coup Ken arrivait : "j’irai sur la planète, mais avant je prendrai une tasse de café" ».
Le stoïque et désabusé Ken en vécut d’autres, par exemple cette scène où, lyrique, il avertit un ennemi : « Je suis ton juge et je serai ton bourreau. », pour sitôt après entendre sa future victime rétorquer en ricanant : « Eh ben c’est c’lui qui l’dit qui y est ! ».
Les écoles d’arts martiaux ne furent pas épargnées. Les deux principales écoles en scène dans Ken, l’école du « Hokuto » (école dont Ken est l’héritier et dont la technique consiste à s’attaquer aux points vitaux de l’ennemi pour le détruire de l’intérieur, en une sorte d’acupuncture mortelle) et celle du « Nanto » (technique opposée à celle du Hokuto, car consistant en coups externes anéantissant l’adversaire par découpes ou perforations, ah oui cet anime c’était de l’art je vous dis !!), devinrent pour les doubleurs les écoles « hauts couteaux » et « manteaux ». Ce qui engendra des répliques comme :
  • « Par le Hokuto à viande, je trancherai vos gigots ! »
  • « Je suis le roi du Nanto de fourrure ! »
  • « C’est un des six grands maîtres du Nanto qu’on laisse au vestiaire… ».
Parfois, les doubleurs mixaient les écoles : « La légende veut que, quand le désordre règne dans le Nanto de cuisine, l’héritier du Hokuto de fourrure apparaisse pour ramener la paix ».
D’autres fois ce sont les noms des personnages qui étaient tournés en ridicule : le tragique Raôh, frère et némésis de Ken, se voit appelé Raoul, et quand un personnage demande où l’on peut trouver le chef de clan Ryûga, il se voit répondre « A Montélimar ! ».
Aucune scène n’y échappa, pas même la possiblement plus émouvante d’entre toutes, celle qui voit mourir Rei, le cher ami de Ken, auquel ce dernier rend, dans la version française, l’hommage suivant : « Rei, grand maître de l’école Nanto, ta légende se transmettra à travers les âges : roi du couteau de cuisine, roi du couteau à viande, adieu ami… ».

A vrai dire, j’ai toujours trouvé que ces réparties accentuaient la désespérance de la série.
Mais bref.
Qu’en retenir pour nos best-sellers ? Eh bien il m’est venu une idée, comme ça, en méditant (quoi ?, vous ne me croyez pas capable de méditer ??) sur cette série passée à la postérité après détournement par un groupe de doubleurs n’ayant pour elle que dédain. Je me suis dit qu’il pourrait être intéressant de faire relire et réécrire nos manuscrits par les personnes les plus éloignées possible de ce que nous sommes, des personnes ni plus ni moins compétentes ou formidables que nous mais évoluant dans des sphères dissemblables, qui liraient notre œuvre avec commisération et y apporteraient un recul et un détachement qu’il nous serait autrement impossible d’atteindre. Ça pourrait marcher. Non ?

8 commentaires:

  1. Merci pour cet article très intéressant, j'étais trop petit pour comprendre les jeux de mots des doubleurs quand je regardais cette série. Les doubleurs ont bien dû se marrer quand même :-)

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  2. Il faut la revoir alors, c'est du grand art, si si !!

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  3. Je n'ai jamais regadé Ken (ni le Club Dorothée, moi c'était la 5 :p) et je n'étais pas au courant de cette liberté prise sur le doublage. Grande fan de doublage, je vais me faire un plaisir de découvrir la série rien que pour entendre la VF ! \o/

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  4. La bande-son ne va pas te réjouir mais je t'envie d'avoir cet anime (et ses dialogues !) à découvrir !!

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  5. Je Kiff Cette Serie et TOn BLog et Genial

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  6. Merci pour ces encouragements, cela fait plaisir !

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  7. Jamais vu la série, juste des extraits, mais article très intéressant.

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  8. Je viens juste de lire ton article, ô combien intéressant, sur le tard car je suis justement en train de le refaire toute la série et je me demandais ce qui avait merdé dans le doublage. Je comprends mieux maintenant. Et je me disais justement que ce serait intéressant aujou de refaire un doublage respectant réellement le manga.

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